15 Octobre, fin du 14e siècle. Nous sommes à Cluj, en Transylvanie. Roumanie.
Dans un cri déchirant l'atmosphère reposante de la nuit naît une enfant. Son nom est Anakira Celestina Von Tussel Den Dörft. Un enfant dans le château, un enfant dans son jardin, un enfant gai qui redonnera le sourire aux gens. Les domestiques et la famille sont on ne peut plus heureux.
Les Von Tussel Den Dörft proviennent d'une longue lignée d'aristocrates. Leur nom est reconnu. Ils possèdent également un petit duché et sont très proches de la famille royale. Le Duc est aimé de ses vassaux ; il est protecteur, juste et loyal. La Duchesse, quant à elle, est le modèle de l'épouse parfaite que toutes les femmes envient : belle, douce, gentille. Leur fille et eux forment une famille de rêve. Il faut dire qu'elle est tellement mignonne, cette petite ! Son sourire constant rend le peuple heureux.
Choyée, chouchoutée et pouponnée, Anakira Celestina vit une enfance de rêve. Jusqu'au jour de ses cinq ans, où sa mère adorée disparaît malencontreusement. De plus en plus de personnes sont portées disparues. Un soir, on entend quelqu'un crier, les gens se précipitent et tout de suite, on découvre l'origine de toutes ces disparitions.
Il a la bouche ensanglantée et des crocs énormes. Ses yeux sont remplis d'une cruauté sans pareille. Il commence à courir, mais le Duc sort une arbalète qui lui plante un pieu dans le coeur. "Je savais qu'ils reviendraient." Lorsque Anakira Celestina lui demande qui, il se contente de répondre d'un haussement d'épaules. On peut voir une haine profonde dans son regard. Que se passe-t-il ? Que s'est-il passé ?
Chaque jour, la jeune enfant va se promener dans la forêt qui entoure le château. C'est son rituel de la fin d'après-midi. Elle le faisait avec sa mère, avant. Hop, une cage à oiseaux au bras, et elle peut y aller. La cage à oiseaux est une tradition de la famille ; chaque personne allant au bois doit se munir d'une cage afin d'être utile à un oiseau blessé. Elle saute, elle court, elle se roule dans la mousse humide. Elle chantonne des airs, puis elle s'assied sur un rocher et elle écoute le vent dans les arbres. C'est beau. Des fois, elle entend son prénom murmuré par les mugissements. Alors, là, elle rentre au château en courant.
Onze ans de rituels, de journées monotones et d'attaques aux meurtriers inconnus.
Dix-sept ans.
Anakira Celestina est devenue une jeune femme d'une grande beauté. Le Duc pense à marier sa fille au fils d'un Duc voisin. Son père essaie de la rendre un peu plus convenable et raisonnable en essayant de diminuer ses promenades nocturnes, son après-midi étant trop chargé.
"Ne sors plus si tard le soir. Arrête de transporter cette cage à longueur de temps. Ne va pas dans les bois la nuit, c'est dangereux."
Elle nourrit un étrange sentiment d'infériorité. Devant sa mère, qui était si parfaite. Devant son père, qui a pu abattre cette chose avec tant de sang froid, il y a onze ans. Devant tout ce monde trop vaste qui tourne autour d'elle sans qu'elle puisse bouger un petit doigt.
Son fiancé va bientôt arrivé. Mais il est encore tôt. Anakira Celestina cherche sa belle robe blanche. Celle qui lui donne un air d'ange épanoui. Elle ne la trouve pas. Elle va alors fouiller dans les appartements de son père et tombe sur une porte. Elle ne l'avait jamais vue avant. Jamais. Curieuse, elle tourne la poignée et retient une exclamation d'horreur. Devant elle sont disposées des armes. Des arbalètes, des arcs. Des pieux. Quelques potions. De vieux ouvrages aux titres sanglants sont également disposés là. Elle regarde le premier. "Vampires".
Pendant des heures, elle le lit. Au fur et à mesure que les mots glissent sous ses yeux, elle ressent une certaine admiration. Ces êtres ont l'air si puissants ! Ils sont fascinants.
Le fiancé va bientôt arriver, mais c'est l'heure du rituel. Elle sort, sa cage à la main. Le vent mugit, elle entend à nouveau son prénom. Elle s'assied dans une clairière, au clair de lune, et attend. Elle sent que quelqu'un est prêt d'elle, mais elle n'a nullement peur. Elle se retourne et étouffe un cri.
Sa mère se trouve juste devant elle. Elle est en piteux état. Elle semble vieille, affamée. Elle fixe sa fille avec un sourire crispé. Son teint est étonnamment pâle, ses joues creusés. Ses yeux ont perdu leur éclat pétillant et ses cheveux sont ternes.
"Les vampires qui ne vivent plus en société depuis longtemps deviennent sauvages. On ne les reconnaît plus et ils n'ont plus aucun sentiment."
Elle regarde sa mère et lui tend son cou. Comme elle s'y attendait, l'ancienne Duchesse lui saute dessus et commence à boire goulument son sang. Ca y est. Elle ne sera plus inférieure, maintenant.
Une jeune fille dans une robe blanche tachée de rouge marche vers le château. Elle est calme, sereine. Un sentiment de supériorité l'a envahie. Comme elle est belle ! Mais elle fait peur en même temps. Son visage est d'une blancheur admirable, et sa démarche est gracieuse. Elle a un sourire cruel, et un regard rempli d'orgueil. Anakira Celestina rentre dans le château et se déplace vers sa chambre. Là, elle change de robe. Elle se regarde une nouvelle fois dans le miroir et sourit. Elle se sent mieux. Oh ! Le fiancé arrive. Elle fronce les sourcils. Il n'est pas assez beau pour elle, voyons. Il sera puni.
Elle se change rapidement et descend les escaliers. Tout le monde la regarde avec admiration. Quelle fierté ! Ivre de joie, elle s'approche de son fiancé et lui offre un sourire ravageur. Celui-ci balbutie et rougit, puis baisse les yeux. Elle les invite à entrer dans la salle de séjour.
Ils arrivent et s'assoient. Ils commencent à parler, puis le fiancé lui demande ce qu'elle veut faire. Anakira Celestina fait semblant de réfléchir, puis clame à haut voix :
"Je veux jouer. Faisons une partie de cache-cache !"
Idée futile, certes. Mais très bon prétexte pour elle, qui veut être seule avec lui. Elle se propose pour compter et ordonne que tout le monde aille se cacher. Ensuite, elle compte. Elle cherche.
Son odorat s'est affuté ; elle peut sentir où il se trouve. Elle sort, dehors, et le trouve dans la plantation de rosiers. Elle lui sourit cruellement, puis le plaque contre un mur et lui transperce le cou de ses crocs.
Première morsure : son fiancé.
Quelle sensation ! Le liquide au goût de fer coulant dans sa gorge, le plaisir qu'elle a à faire souffrir sa victime... C'est donc cela, être un monstre.
Elle boit tout. Elle ne laisse même pas une goutte. Rassasiée, elle retourne chercher les autres. Son père est dans le bureau, elle le sent.
"Père, vous êtes là. Dites-moi, qu'est-ce qu'un vampire ?"
Le père est gêné par cette question. Il montre sa collection d'armes à sa fille, lui expliquant que, depuis des générations, la famille Von Tussel Den Dörft chasse les vampires. Il espère que la tradition continuera. Anakira Celestina lui pose alors une question encore plus embarrassante.
"Père, comment mère est-elle morte ?"
Il soupire, et lui explique qu'un vampire l'a tuée. Sa fille sourit, puis lui explique qu'elle l'a vue il n'y a pas longtemps. Un grand silence plombe l'atmosphère. Il commence à comprendre. Lentement. La jeune femme continue à sourire, une lueur cruelle dans les yeux. Il secoue la tête, incapable de croire ce qu'il a réalisé. Sa fille adorée, une vampire ? Impossible...
Deuxième morsure : son père.
Elle s'enfuit de Cluj, prenant tous les objets de valeur et l'argent possible. Elle vivra longtemps.
Deux siècles sanglants sont passés. Elle a vécu en France, parle l'italien, le français, l'allemand et l'anglais. Elle se prénomme Anne-Céleste De Tusselle maintenant. Elle a été mariée huit fois, et tous ses maris sont morts mystérieusement, lui laissant une immense fortune. Apparemment, elle a lancé des enquêtes. Personne ne sait qui est le meurtrier, sauf elle, évidemment, puisqu'elle les a tués de ses propres crocs.
Elle a pris sa décision deux siècles auparavant : sa beauté l'aidera à se nourrir, et elle sera une femme fatale. Elle joue l'innocente jeune fille, attire ses victimes et leur offre un baiser mortel. Telle est sa conception du mot "vampire". Pour éviter que les personnes de sa race se multiplient, elle vide les corps de leur sang. Parfois, elle se fait presque prendre, mais on ne la soupçonne pas trop grâce à son physique
Elle commence à cacher ses traces. Contrairement à sa mère, une vampire sauvage sans humanité qui est devenue pitoyable après une dizaine d'années dans l'immortalité, Anne-Célèste reste digne et froide, même si son humanité a disparu. Sa mère était une incapable qui buvait pour se nourrir, et a finit par ne plus ressembler à l'humaine qu'elle était avant. Sa fille, par contre, boit essentiellement pour le plaisir. Son visage est encore plus beau que celui qu'elle avait.
Au fur et à mesure, elle rencontre d'autres vampires. Des jeunes, de deux ou trois ans. Les vampires comme eux aiment beaucoup s'attaquer à elle, petite sans défenses, mais ne se doutent pas qu'elle est beaucoup plus vieille qu'eux. Ils tentent un coup, et se voient, quelques fractions de secondes plus tard, à terre, leur potentielle victime sur eux, victorieuse.
Elle apprend, en les voyant accrochés au monstre qui les a créés, que les vampires sont fidèles à la personne qui les a créés. Sauf qu'Anne-Céleste a tué sa mère, donc ce n'est plus un problème.
Quatre cents ans. Angleterre. Elle n'a fait que mûrir et a des diplômes de littérature, de sciences. Elle a lu des milliards de livres. Elle parle couramment l'espagnol, le portugais, le japonais, le chinois et l'arabe, en plus de l'italien, de l'allemand, du français et de l'anglais. Elle se nomme Anna Dorve. C'est la période où elle s'ennuie le plus.
Alors, pour passer le temps, elle perfectionne ses techniques d'attaques. Elle en apprend encore plus sur la séduction. Elle passe beaucoup de son temps libre à inventer des plans, à faire fonctionner ses méninges pour tout calculer. Elle devient une experte en manipulation.
Il ne se passe pas grand chose durant ces deux cents ans-ci, vous savez. A part quelques délicieuses rencontres avec des personnalités célèbres, une dizaine de mariages avec des hommes fortunés, sa vie se limite à son manoir et à ses plans machiavéliques.
Au fur et à mesure, elle est capable de réfléchir de plus en plus vite, elle fait attention à chaque détail. Elle peut vous déterminer le caractère d'une personne rien qu'en regardant comment elle se tient, elle s'habille, elle parle.
Elle devient experte.
Six. Cents. Ans.
Six cents petites années. La modernité plaît beaucoup à la jeune fille.
Elle commence à en avoir assez de sa façade de jeune femme sensible et frêle, et décide de prendre un nouveau départ. Elle regarde son unique complexe, caché cependant. La forme de son visage l'énerve. Trop rond, trop enfantin. Peut-être pourrait-elle jouer là-dessus ?
Elle regarde les magazines de mode actuels, va chez le coiffeur. C'est décidé. Elle sera la mignonne petite de dix-sept ans qui est gentille avec tout le monde. La couverture parfaite.
Certains vampires parlent d'une académie où humains et vampires seraient admis. C'est bien sa chance. Son nom, Celesta Tusselini, ne lui convient plus. Il faut un prénom mignon, et un nom de famille pas anglais pour attirer l'attention. Elle repart à ses origines. Anakira Celestina Von Tussel Den Dörft. Kira. Von Tussel. Parfait.
Kira regarde son reflet dans le miroir. Elle ne supporte pas ses cheveux coupés courts, ces barrettes ridicules et surtout, surtout, son visage encore plus rond. Mais elle s'ennuie. L'école serait une bonne distraction. Elle s'entraîne pendant des heures à parler gentiment, à sourire d'une façon adorable et à rire comme les filles d'aujourd'hui. Avec orgueil, elle se regarde. En fait, ouais, elle est mignonne. On la regardera encore plus en la soupçonnant encore moins.
Elle entre à l'académie et est aimée de tous. Encore plus facile pour obtenir ce qu'elle veut. Parfois, lorsqu'elle est seule la nuit avec une victime, son véritable visage ressort et elle peut s'abreuver. Le lendemain, la personne ne se rappelle de rien.
Elle se fait, une fois, brutaliser par un vampire plus grand qu'elle. Sauf qu'il n'a que cinquante ans, le pauvre. Contre une jeune fille de plus de six siècles, il ne fait nullement le poids. Il ne viendra plus à l'école - mystère, personne ne sait pourquoi. Sauf elle, évidemment.
Souvent, elle s'enferme dans une pièce et elle respire calmement. Cette atmosphère mignonne l'énerve, mais l'amuse en même temps. Le temps de quelques secondes, elle devient brutale, arrogante, agressive physiquement. Car mentalement, tous ces traits de caractères sont là. Hypocrite comme elle est.